Allemagne : Mesure d’intégration ou de discrimination ?

Au collège Herbert Hoover de Berlin, les élèves, originaires pour 90% de familles immigrées, doivent parler seulement allemand, une mesure quasi unique et encouragée par le gouvernement allemand dans un souci d’intégration, mais jugée discriminatoire par d’autres... (Ci-contre : Cours de perfectionnement de l’allemand pour les élèves d’origine étrangère à Berlin)

Depuis un an, on ne parle plus que l’allemand au collège Herbert - Hoover. Allemand dans les classes bien sûr, mais aussi allemand pendant les pauses et dans la cour de récréation. Mais l’introduction de l’allemand comme langue obligatoire partout dans l’enceinte de cet établissement scolaire ne fait pas l’unanimité.

Cette vénérable école, vieille de plus d’un siècle, accueille 370 élèves originaires de plus d’une douzaine de pays...Moins d’une quarantaine d’entre eux parlent l’allemand à la maison. Les autres l’apprennent ou améliorent leurs connaissances pendant six heures de cours supplémentaires par semaine. Mais qu’ils soient Serbes, Croates ou Albanais, Turcs, Grecs ou Libanais, Algériens, Nigérians ou Sénégalais, tous doivent parler allemand en classe bien sûr, mais aussi partout ailleurs dans l’école. Ainsi le veut le règlement scolaire élaboré par les enseignants, les parents et les représentants des élèves. La directrice du collège, Mme Steinkamp :

" Nous avons deux objectifs principaux : premièrement, que les 90% d’élèves issus de familles de migrants maîtrisent mieux l’allemand. C’est très important, car ils veulent tous obtenir une place d’apprentissage plus tard, s’intégrer dans la vie professionnelle. Pour cela, ils doivent bien connaître la langue allemande. Deuxièmement, comme nous avons ici dans notre école au moins une dizaine d’origines linguistiques différentes et qu’aucun élève ne veut se sentir exclu, parce qu’il ne comprend pas telle ou telle langue, tous les élèves sont appelés à se servir d’une langue - l’allemand- pour communiquer. Et la plupart des élèves trouvent cela positif selon le sondage que j’ai effectué. Seules deux classes ont trouvé ce règlement un peu sévère."

Le règlement adopté en février 2005, bien accepté dans l’ensemble fonctionne bien pendant près d’un an jusqu’à ce qu’un journal turc à grand tirage en fasse un thème de commentaires, certains y présumant une mesure discriminatoire. Depuis, l’obligation de parler allemand suscite des réactions d’inquiétude au sein de la communauté turque. Et le député Vert d’origine turque Öczan Mutlu estime que cette disposition est contraire à la Loi fondamentale (Constitution), selon laquelle personne ne peut être avantagé ou désavantagé en raison de la pratique d’une langue. Les avis des élèves sont mitigés :

"C’est pas cool du tout de devoir parler l’allemand même pendant les pauses."

"Que l’on parle allemand à l’école, c’est normal en fait. A l’école, on apprend l’allemand. Mais être obligé de parler allemand aussi entre les cours, je ne trouve pas cela OK. "

"Que nous parlions turc entre amis, rien de plus normal. » .

" L’avis des profs, cela a plus de poids, je crois » "

Effectivement, les professeurs préfèrent comprendre ce que l’on raconte aussi sur eux. Mais ils ne peuvent pas être partout à la fois et vérifier si l’on parle vraiment seulement l’allemand dans l’école. Et s’ils surprennent quelqu’un qui parle une autre langue ? Un élève :

" Ils nous rappellent à l’ordre. Parfois dans certains cas, si un élève ignore les remarques du prof, alors il doit écrire plusieurs fois le règlement ."

Assad, un chef de classe de 17 ans originaire du Pakistan, approuve lui ce règlement :

" Nous trouvons cela bien d’améliorer nos connaissances de l’allemand. Aujourd’hui, nous les étrangers, nous parlons mal l’allemand, alors nous ne trouvons plus de places d’apprentissage. C’est mieux si nous apprenons un allemand grammaticalement correct, à l’oral comme à l’écrit. C’est mieux pour notre avenir. En tout cas mes parents et aussi ceux de mes camarades avec qui j’ai parlé trouvent cela positif pour leurs enfants ..."

Les élèves viennent souvent de familles défavorisées qui n’ont pas un livre à la maison explique la principale du collège, et l’école est leur seule chance d’apprendre l’allemand : la langue sans laquelle on ne peut obtenir de place d’apprentissage, comprendre un mode d’emploi, un contrat ou ...un règlement...

Jutta Steinkamp aime son travail. Un travail qui lui demande chaque jour de la patience, de la fantaisie et une grande compétence sociale. Elle est persuadée du bien fondé du règlement :

"...Après l’adoption de ce règlement, nous avons enregistré une forte hausse des demandes d’inscription dans notre école..."

La publication par le quotidien turc Hürriyet d’un article sur cette école a en tous cas relancé le débat en Allemagne sur la pratique de la langue du pays comme vecteur d’intégration. La chargée des questions d’immigration au gouvernement allemand, Maria Böhmer, a affirmé soutenir l’initiative du collège Herbert Hoover et souhaité l’introduction d’un tel règlement dans d’autres établissements scolaires en Allemagne, pays où vivent au moins 7 millions et demi d’immigrés...

A Berlin, le vice-président du Bundestag, le social-démocrate Wolfgang Thierse plaide même pour l’extension de l’obligation de parler allemand à toutes les écoles, afin de "montrer que nous prenons plus au sérieux nos efforts d’intégration" de la population immigrée...Ph.Pognan

Publié le vendredi 3 février 2006  http://www.spcm.org/Journal/article.php3?id_article=591


Des Pays-Bas au Danemark, de la France à l'Allemagne, le débat rebondit à propos des valeurs fondamentales des démocraties européennes, de leur acceptation par les populations immigrées, de l'intégration dans les sociétés occidentales de références culturelles venues d'ailleurs. Le débat est plus ou moins exacerbé, mené plus ou moins adroitement selon les circonstances mais personne n'y échappe.

Multiculturalisme et Etat de droit, par Daniel Vernet

LE MONDE | 07.02.06

A Berlin, les parents d'élèves d'une école publique ont — démocratiquement — décidé d'imposer l'usage de l'allemand dans la cour de récréation. L'objectif est simple : inciter les élèves étrangers à pratiquer la langue du pays d'accueil même en dehors des cours. Aussitôt la discussion s'est développée. La même règle devrait-elle s'étendre à toutes les écoles allemandes ? Si le fédéralisme protège heureusement des règlements appliqués d'une manière générale sans discernement, les précédents font parfois école.

Les Länder gouvernés par la Démocratie chrétienne s'intéressent à l'exemple du Bade-Wurtemberg. Dans cette région du sud-ouest de l'Allemagne, le gouvernement a décidé de soumettre les candidats à la naturalisation venant d'Etats membres de la Conférence islamique à des tests à propos de leur connaissance de la Constitution et de ses principes fondamentaux. Pour se convaincre de la profondeur de cet engagement, les fonctionnaires sont invités à utiliser une grille de questions qui a fait bondir les défenseurs des libertés individuelles. L'administration suggère à ses représentants d'interroger les impétrants sur les points suivants : que feraient-ils si leur fils était homosexuel ? Un mari a-t-il le droit de battre sa femme quand celle-ci n'obéit pas ? Seriez-vous prêt à être examiné ou opéré par un médecin, homme ou femme ? (La formulation de la question dépend du sexe du candidat.)

Pour défendre sa circulaire controversée, le ministère de l'intérieur du Bade-Wurtemberg s'appuie sur une étude réalisée par le Centre d'études turques de Düsseldorf montrant que 47 % des immigrants d'origine turque de la région déclarent que "nous, Turcs, devons faire attention de ne pas devenir peu à peu des Allemands". Les Verts, les alternatifs, les défenseurs des droits de l'homme s'insurgent contre cette "forme d'inquisition", discriminatoire pour les musulmans, et s'apprêtent à déposer une plainte devant le Tribunal constitutionnel car ils estiment inacceptable de poser, par exemple, des questions à propos de l'homosexualité. Ce sont pourtant les premiers à dénoncer, en d'autres lieux, les propos et les comportements homophobes.

Ce relativisme culturel a trouvé une autre illustration après la publication à succès du livre de Necla Kelek. Dans La Fiancée importée (Editions Jacqueline Chambon, 2005), cette sociologue d'origine turque dénonce l'émergence en Allemagne d'une véritable société parallèle réfractaire à l'Etat de droit, où les mariages forcés, voire les "crimes d'honneur", ne sont pas rares. Une soixantaine de sociologues allemands viennent de signer une pétition contre Necla Kelek lui reprochant de ne pas comprendre que les unions arrangées étaient "la conséquence de la politique d'immigration restrictive" des autorités allemandes, comme si, a répliqué la jeune femme, le marché du mariage n'existait pas en Turquie.

Les bien-pensants se retrouvent partout. Toujours au Bade-Wurtemberg, le ministre des affaires sociales (chrétien-démocrate), Andreas Renner, a été rappelé à l'ordre par Mgr Gebhard Fürst, évêque de Rottenburg-Stuttgart, pour avoir accordé son patronage à la Gay Pride de Stuttgart. Le ministre a protesté dans des termes controversés. Il aurait dit au prélat : "Commencez par faire des enfants" (selon l'évêché), ou "Laissez d'abord les prêtres faire des enfants" (selon sa propre version). Quoi qu'il en soit, M. Renner a été contraint de démissionner.

DANIEL VERNET
Article paru dans l'édition du 08.02.06
 

L’apprentissage de l’allemand, facteur d’intégration

Dans une école de Berlin, un règlement signé par l’équipe pédagogique et les parents d’élèves instaure l’allemand comme langue unique de communication dans l’enceinte de l’établissement. Un règlement en vigueur depuis un an, mais dont l’annonce publique a suscité de vives réactions et relancé le débat sur l’intégration. Un thème sur lequel revient la presse allemande ce matin, qui commente également la proposition des présidents conservateurs de deux régions d’instaurer un cours de religion islamique en allemand dans les écoles.

Si pour la Tageszeitung, « les conservateurs ont la fièvre de l’intégration », la Süddeutsche Zeitung voit d’un bon oeil l’instauration d’un enseignement coranique dans la langue de Goethe. Avec des cours en allemand et sous contrôle de l’Etat, on pourrait s’assurer que la religion ne sert non pas à isoler, mais à mieux intégrer. Et les prédicateurs de haine qui fondent leurs propos sur le Coran auraient également moins d’influence, estime le journal. Néanmoins, si la proposition a été généralement bien accueillie, elle contraste avec l’attitude hésitante de la plupart des Länder. Jusqu’à présent, les Länder montrent peu de volonté de communiquer avec les organisations islamiques pour leur proposer une participation sur le modèle des Eglises, alors que celles-ci en expriment le souhait depuis des années. En agissant ainsi, les Länder laissent le terrain libre aux prédicateurs de haine, juge la Süddeutsche Zeitung.

Aujourd’hui, relève la Frankfurter Rundschau, tout le monde reconnaît que dans les quartiers socialement isolés, prospèrent l’islamisme radical, la misogynie et les mauvais traitements. Et que méconnaître la langue du pays d’accueil peut être fatale pour les immigrants. La politique d’intégration que doit mener l’Etat est avant tout une politique sociale. Avec une priorité : favoriser l’apprentissage de la langue, parce que la langue est la clé de l’éducation, et que l’éducation est la clé d’une vie réussie. La tentative de cette école berlinoise de rendre l’allemand obligatoire jusque dans la cour de récréation est née de ce constat, écrit la Frankfurter Rundschau.

A ce propos, le Nordkurier s’étonne des réactions négatives suscitées par le règlement de cette école. Les Turcs et les autres minorités ne sont pas discriminés. Au contraire, cette mesure leur donne enfin une chance d’intégration. Pour des enfants qui entendent parler turc du matin au soir dans leurs familles, la moindre des opportunités d’apprendre l’allemand devrait être saisie, estime le journal. Et la cour d’école en est une. Le Nordkurier poursuit : la société allemande et les immigrants étrangers doivent avoir un intérêt mutuel à l’intégration. Il faut que les étrangers fassent en sorte d’apprendre la langue du pays dans lequel ils veulent vivre, en l’occurrence l’allemand. Et ce pays doit faire tout ce qui est en son pouvoir pour leur faciliter l’apprentissage de l’allemand. Il n’y a que comme cela que l’intégration peut réussir.

Pour finir, la Berliner Zeitung estime que si les réactions sont aussi passionnées, c’est parce qu’enfin, les voeux pieux sur l’intégration sont liées à des obligations concrètes. Les tendances antimusulmanes, que l’on observe ces derniers temps en Allemagne, ont créé une certaine méfiance chez les immigrants. Beaucoup d’entre eux interprètent la promotion de l’allemand comme une campagne anti-turque. Mais le principe de l’allemand à l’école est pourtant un progrès par rapport au libéralisme multiculturel. Un libéralisme qui n’est autre qu’une indifférence des Allemands envers les étrangers qui vivent dans leur pays. Anne Le Touzé 

Publié le mardi 31 janvier 2006  http://www.spcm.org/Journal/article.php3?id_article=520


L'Express du 05/04/2004  www.lexpress.fr

Cem Özdemir: «Sans discrimination positive, les choses ne changeront jamais»

propos recueillis par Blandine Milcent

L'Allemagne a mis un temps fou avant de reconnaître la réalité de son immigration: songez que le Code de la nationalité n'est entré en vigueur qu'en 2000! Considéré comme révolutionnaire parce qu'il reconnaît le droit du sol à côté du droit du sang, ce texte n'est qu'une demi-mesure en regard de ce qui se fait dans d'autres pays. Pour tout dire, l'Allemagne - où il n'existe pas de loi contre la discrimination raciale - a des décennies de retard. Certes, de plus en plus de femmes turques étudient à l'université et les chefs d'entreprise turcs sont de plus en plus nombreux. Certes, depuis l'entrée en vigueur du Code de la nationalité, la durée de séjour minimale pour espérer être naturalisé a été réduite de quinze à huit ans, et les enfants nés en Allemagne de parents étrangers deviennent désormais automatiquement allemands. Mais la vérité, c'est que depuis toujours on répète aux enfants d'immigrés nés ici qu'ils sont des étrangers. Il ne faut pas s'étonner qu'aujourd'hui ils se comportent comme tels, ne cherchant ni à parler l'allemand ni à s'intégrer...

«Je suis né ici, j'ai servi mon pays, je parle la langue et, pourtant, je ne suis qu'un "Allemand de passeport"»

Notre système d'éducation ne remplit pas son rôle: en sélectionnant les enfants très tôt, il élimine d'emblée ceux qui auraient besoin de prendre plus de temps. J'en sais quelque chose: ma mère travaillait dans une fabrique de papier, mon père dans une usine produisant des extincteurs, et j'aurais dû suivre le parcours «classique» des enfants d'immigrés, puisque mes notes étaient mauvaises. J'aurais dû me retrouver en apprentissage, mais des professeurs ont insisté pour me donner des cours de rattrapage. C'est un heureux hasard si je m'en suis sorti. Une poignée de députés d'origine étrangère siègent au Bundestag, mais l'on n'en trouve aucun au gouvernement fédéral. Ni dans aucun des 16 gouvernements régionaux. Pourquoi l'immigration est-elle si peu visible dans la société allemande? Sans doute parce qu'un naturalisé n'est jamais considéré comme un Allemand véritable. Il existe une expression pour les gens comme moi: je suis né ici, j'ai servi mon pays, je parle la langue et, pourtant, je ne suis qu'un «Allemand de passeport» (Passdeut-scher). Cela ne favorise pas le sens civique. Voilà pourquoi, alors que j'étais autrefois opposé à la discrimination positive, je pense aujourd'hui que, finalement, on n'arrivera pas à faire changer les choses sans donner un coup de pouce à ces Allemands d'origine étrangère.

Cem Özdemir, ex-député des Verts, futur candidat aux européennes, est originaire de Turquie

 


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